lundi 1 décembre 2008

VOYAGE AU JAPON ET DECOUVERTE DU SHIZEN



DEROUTANTS NIPPONS
Par Ricardo Uztarroz et Claude Gilois
Tokyo - novembre 2008

Voici à peine un siècle et demi que le Japon s’est ouvert à l’Occident. Cette gageure, connue comme l’ère Meiji (1868-1912 - ce dernier mot signifiant lumière), mit un terme à 250 ans d’autarcie sans faille.
Le Japon n’est pas seulement aujourd’hui la deuxième puissance économique mondiale. Avec ses voitures, ses micro-ordinateurs, ses appareils photos, ses robots, sa mode, son cinéma, sa littérature, ses mangas, sa gastronomie, et, très certainement, demain ses vins frais, minimalistes, dépouillés, aussi nets et précis qu’un intérieur nippon, issus d’un cépage autochtone, le koshu (prononcer kochou), il fait figure dans notre imaginaire contemporain de parangon de la modernité.
« Et pourtant, et pourtant », est-on tenté de dire, reprenant le célèbre refrain de la chanson de Charles Aznavour. Pour le voyageur occidental contemporain, l’archipel du « Soleil levant » demeure encore déroutant en raison de son étrange et ambigu rapport à la modernité.


Les « washlets » de Toto

Premier objet d’étonnement, ce sont les toilettes : elles sont toutes dotées d’un « rince postérieur » qui dispense de recourir au papier hygiénique. Elles sont appelées communément « washlet », le nom de la marque de leur fabricant Toto (oui, bien Toto). Elles font aussi office de bidet.
Sur la droite du trône est disposé un boîtier qui compte quatre boutons, l’un qui déclenche le jet du bidet, l’autre celui du rince postérieur, chacun agrémenté d’un schéma suggestif non équivoque indiquant sa finalité, puis un pour arrêter ces deux jets à la trajectoire distincte, et enfin le troisième, une molette que l’on tourne à gauche ou à droite pour régler la température de l’un ou de l’autre. En outre, le siège que l’on rabat est chauffant ce qui procure un bien-être incontestable.
Une rapide et discrète enquête auprès de l’entourage immédiat a confirmé la première constatation : que l’on soit petit ou grand, maigre ou gros, vieux au jeune, de sexe masculin ou féminin, le jet ne rate jamais sa cible et remplit parfaitement la mission qui lui est dévolue. On en reste coi d’admiration.
Si les Japonais disposent de toute évidence des toilettes les plus perfectionnées du monde, en revanche, essayez de payer ou de retirer un peu de liquide avec une carte de crédit étrangère. Selon que vous soyez fataliste ou vindicatif, commence un chemin de croix ou un parcours du combattant.


Le poisson qui tue

Le soir de notre arrivée, un samedi, nous allâmes nous restaurer dans un Une étoile Michelin, dans l’ancien quartier des Geishas, Karugazaka, avec celle qui sera pendant toute la semaine notre traductrice et guide, une jeune et charmante bordelaise de 34 ans, Jennifer Julien qui vit depuis onze ans dans la capitale nippone.
Le restaurant qui s’appelle Yamasaki, ne paie pas de mine, rien à voir avec le luxe parfois un peu trop ostentatoire des étoilés hexagonaux. Il est situé dans un immeuble quelconque, dans une impasse pas très avenante à première vue, au deuxième étage. On y accède par un escalier recouvert d’un vulgaire linoléum. Au palier du premier sont entreposés en vrac des paquets de grandes enveloppes en papier kraft. Il comprend dix-huit couverts, son décor est tout ce qu’il y a de plus minimaliste.
Sa chef se prénomme Beauté et Savoir ce qui est de bon augure. Dès qu’on la voit, on comprend qu’il n’y a pas usurpation de prénoms. Elle est une adepte de la cuisine de l’époque Edo, une cuisine dépouillée.
Elle nous gratifia du fameux fugu, le poisson qui tue car il produit une neurotoxine puissante à partir de souches bactériennes contenues dans les algues qu’il consomme. La moindre maladresse en l’éviscérant est fatale. Cette tâche est confiée à des spécialistes, les « docteurs en fugu.» Ils ont reçu une formation préalable très pointue consacrée par un diplôme d’Etat.
La chair de ce poisson, connu en Occident sous le nom de poisson lune, est très ferme, d’une grande délicatesse, transparente au point qu’on voit à travers l’assiette. Il nous fut servi en Sashimi (coupé en fine tranche) et en nabe (une sorte de fondue) où l’on trempe les morceaux de poisson, devant vous, dans un bain bouillant d’herbes aromatiques et de légumes. On est dans la quintessence gustative.
On l’apprécie d’autant plus qu’au plaisir gastronomique s’ajoute le frisson du risque. Comme les anciens combattants qui peuvent dire « j’y étais », ceux qui l’ont dégusté peuvent dire « j’en ai mangé ».

Un koshu s’imposait tout naturellement. Ce cépage blanc pourrait être au Japon ce que le Malbec est à l’Argentine ou le Sauvignon Blanc à la Nouvelle Zélande, le révélateur de son identité viticole.
C’est un vin aromatique, d’une grande finesse. Son mariage avec la cuisine japonaise est sans conteste un succès même s’il faut encore en travailler l’amplitude pour lui donner un peu plus de gras sans rien enlever à la délicatesse du cépage, un blanc teinté de rose. Grâce à lui, d’ici peu, le Japon pourrait faire une entrée fracassante sur la scène mondiale du vin.

Beauté et Savoir recommanda ensuite un Merlot peu convainquant qui venait d’un de ses amis. « Il y a encore du boulot », estima Claude Gilois. Il redemanda la carte, une carte succincte de dix vins de laquelle il allait en extraire une petite perle : un pinot noir californien du domaine d’Au Bon Climat, Cuvée Isabelle, le grand millésime 2005 du domaine.

Du pur jus

- C’est le vin de Jim Clendenen dit « Big Jim » que j’importe en France nous dit Claude Gilois. C’est un des personnages les plus charismatiques de la viticulture californienne. C’est un mangeur infatigable, buveur devant l’éternel et voyageur boulimique. Son vin est digne des plus grandes bouteilles de Pinot français. Big Jim s’est formé pendant trois ans auprès des plus grands viticulteurs de Bourgogne, notamment au domaine des Comtes Lafon.
Et puis… comme nous étions quand même au Japon, quelques verres de Saké s’imposaient tout naturellement. Nous fîmes confiance à Beauté et Savoir. Elle nous en servit un, produit encore par un de ses amis. L’élixir à base de riz séché et fermenté qu’elle nous gratifia se révéla d’une très grande suavité, sans aucune aspérité ou agressivité.
La conversation fut aimable ; Jennifer s’appliqua à nous dégrossir afin que nous ne commettions pas quelques grossières impolitesses. Nous nous laissâmes aller à quelques boutades. Certaines firent rire à grands éclats Beauté et Savoir, ce qui nous prouva que la femme japonaise n’est pas que retenue. « Est-ce vrai, nous lui demandâmes, que toutes les veuves japonaises ont servi à leur époux la veille de leur décès du fugu éviscéré par elle ? ». Après une seconde de stupéfaction, elle répliqua en riant aux larmes :
- Je vais le suggérer à quelques unes de amies… »
Arrive ce qui arrive à la fin de tout repas dans un restaurant, l’addition. Claude Gilois sort son rectangle de plastique. Quelques secondes après, Beauté et Savoir revient :
- Ca ne passe pas, dit-elle
- No problemo, dit Claude Gilois, convaincu de parler l’idiome du Soleil Levant, et remet dans la coupelle une nouvelle carte.
Quelques secondes encore après, la scène se répète, troisième tentative toujours aussi infructueuse. Que faire ? Nous n’avons pas en poche le moindre yen. L’angoisse ! L’indispensable Jennifer sort alors sa carte japonaise qui, elle, passe. On l’invite et on la fait payer, la gêne…
- Ah ! dit-elle en riant, vous avez intérêt à vous munir de liquide. Les Japonais paient pratiquement tout en cash. Seuls les hôtels internationaux et restaurants acceptent les cartes étrangères. Ailleurs, c’est la galère.
Le concierge de l’hôtel Intercontinental nous refila le tuyau salvateur. On pouvait obtenir du liquide dans une petite épicerie, à 200 m de là, dont le gérant avait compris qu’il y avait du business à faire avec les étrangers désemparés de l’hôtel voisin. Dans un coin, juste à l’entrée, il avait disposé un distributeur qui acceptait les cartes étrangères.


Deux jours de vadrouille

Le lendemain, dimanche, après avoir fait le plein en liquide dans cette épicerie, nous consacrâmes l’après-midi à un city-tour qui frisa l’abus de confiance. On nous conduisit d’abord au sommet d’une tour d’où, par temps clair on peut voir tout Tokyo sur 360°. Ce jour-là, le temps était couvert. Après nous eûmes droit à entr’apercevoir une entrée secondaire du palais impérial, ensuite à visiter au milieu des volutes de fumée d’encens un temple fameux en coup de vent, enfin, retour de nuit, en bateau sur le fleuve qui traverse la capitale nippone. Nous avions l’impression d’être des clandestins. Le tour avait duré 2h30, un record.
Heureusement que le soir nous allâmes chez Robuchon, le chef le plus étoilé de la planète qui paradoxalement ne possède plus que Trois étoiles en France, en compagnie bien entendu, pour nous faire pardonner notre bévue de la veille, de Jennifer. Nous rencontrâmes le sublime, le sublime dans le décor avec ses nappes noires, le sublime dans l’assiette, le sublime dans les vins, le sublime dans le service, et forcément le sublime dans l’addition, mais, il est vrai que le sublime n’a pas de prix.
Le menu dégustation comprenait douze plats, une farandole de saveurs, du bar au bœuf, de l’oursin au potiron, de la châtaigne au pamplemousse, à se mettre à genoux pour ne jamais oublier d’avoir eu le privilège de titiller les anges.

Le lundi matin commença la découverte de la viticulture nippone par la visite de la cave de M et Mme Tsukamoto, un couple septuagénaire, aristocrates déchus, propriétaire du domaine Château Lumière, le second plus ancien de l’archipel. En cours de route, nous rejoignons l’équipe d’Envoyé spécial, Jérôme Tournier, le réalisateur, Sylvain Gauthier à la caméra, et Christophe Moyon au son, qui tournait «Chasseurs de crus ». L’émission est passée sur Antenne 2 le vendredi 19 décembre. Avec sa dégaine à la Georges Moustaki, sa barbe blanche « de juif errant et de pâtre grec », Claude Gilois et sa traque des vins insolites était leur fil conducteur.
Au milieu d’un trésor de châteaux d’Yquem de 1871, de Pétrus de la fin du XIX°, de châteaux Margaux de 1900, et d’une quantité impressionnante de Premiers crus bordelais des grands millésimes 1945, 47, 49, 61 que possède M. Mme Tsukamoto, Claude Gilois découvre deux perles rares, un montrachet de 1925 avec une araignée intacte, pétrifiée pour l’éternité (quelle belle mort !), et un madère de 1789. A Christie’s, elles feraient s’envoler les enchères et battraient quelques uns des grands records en dépit de l’actuelle grise financière qui a refroidi un tantinet les enthousiasmes des collectionneurs.
En fin d’après-midi, on a rendez-vous avec le meilleur sommelier du monde 1995 Shinya Tasaki, à son école. Celle-ci est surtout fréquentée par des jeunes femmes car le vin est aujourd’hui, au Japon, une affaire de femmes, en général trentenaires, dynamiques, professionnelles, vêtues d’un tailleur noir ou gris très strict, talons aiguilles, coupe de cheveux nette et lèvres carmines.
Il nous fera goûter une série de vins dont un Blanc de Blanc millésime 1993, remarquable de finesse et de concentration à la bulle fine en tout point capable de rivaliser avec les meilleurs champagnes. Nous aurons le droit aussi à vin élaboré à partir d’un cépage hybride, le Muscat BA d’une belle qualité aromatique avec une légère pointe animale que l’on retrouve souvent sur les rouges élaborés à partir de cépages hybrides. Enfin un koshu d’une belle fraîcheur, d’un équilibre qui confirme les promesses dont est porteur ce cépage.


Pouponné comme un champion de sumo

Le mardi matin, aux premières heures du jour, toute la petite équipe sous la férule de Jennifer, s’embarque dans un mini-bus direction Yamanashi, le berceau de la viticulture nippone, à une bonne centaine de kilomètres au sud-ouest de Tokyo, au pied de la montagne sacrée des Japonais, le Mont Fuji, un volcan endormi depuis 1707, au sommet enneigé en hiver.
Pendant cette vadrouille de deux jours, nous visitâmes le château Lumière de M. et Mme Tsukamoto, le château Mercian, le premier domaine qui fut créé (1877), aujourd’hui appartenant à un grand « keiretsu » (conglomérat) de la pharmacie et de la chimie qui possède aussi le brasseur Kirin, le château Grâce, société familiale, dirigée par Shigekazu Misawa qui a créé l’association des petits producteurs de koshu de la vallée de Kutsumuma avec l’ambition d’en faire une AOC de qualité. C’est certainement dans ce domaine que les vins les plus prometteurs sont en gestation.

Que dire de ces visites ? Elles ont obéi au rituel du genre, inspection des vignes, auscultation des installations, dégustations, prises de notes par Claude Gilois, parfois dubitatif, parfois réservé, parfois élogieux, parfois enthousiaste, se muant à chaque fois en conseiller écouté à la sollicitation de ses hôtes.
Au moment finalement où nous allions prendre congé d’elle, Mme Tsukamoto, nous annonce qu’elle nous retient à un déjeuner. Nous ne pouvons pas refuser sous peine de commettre un grave affront. Tant pis pour le retard, tant mieux pour nos papilles, les mets fusionnant l’art culinaire nippon et français se révélèrent un régal. Elle nous servit un khoshu de sa production et un bordeaux exceptionnel avec le bœuf froid de Kobé, aussi fondant en bouche qu’une sucrerie, nourri à la bière et massé quotidiennement, pouponné comme un champion de sumo.
Elle et son mari sont fanatiques du nectar des rives de la Gironde qu’ils considèrent comme les meilleurs crus du monde, comme l’atteste leur cave. Traditionalistes, ils vinifie leurs rouges à la bordelaise comme dans les années 50/60 ce qui leur confère de la rusticité. Leur koshu, ils le font en oxydatif avec fermentation malo-lactique ce qui lui donne un peu plus de densité mais leur retire un peu de fraîcheur.

« Un Américain bien tranquille »

Le retard excède amplement les deux heures. Le minu-bus file à vive allure sur une route tortueuse. « Un Américain bien tranquille » nous attend patiemment aux pieds de ses vignes de Koshu, plantées récemment au milieu de nulle-part, sur un terrain caillouteux, volcanique, au bas du flanc d’une petite montagne faisant face au Mont Fuji qui se détache nettement sur fond de ciel.
Avec sa dégaine négligée chic d’aristo britannique, cheveux longs, grisonnants, rejetés en arrière, costume de velours uni marron, pochette assortie à une chemise mal boutonnée qui laisse voir son nombril, il fait penser indubitablement à un personnage d’un roman de Graham Greene
.

Associé avec « le pape de la vinification des blancs », Denis Dubourdieu, professeur à la faculté d’œnologie de Bordeaux, il fait partie de cette poignée de viticulteurs qui veulent faire du koshu un grand cru, aidés par le gouvernement japonais. Celui-ci a mis, en effet, sur pied un plan particulièrement attractif de redynamisation de l’économie de cette région, à l’ouest du Mt Fuji, particulièrement déshéritée, pour tous ceux qui veulent se lancer dans la culture de la vigne, les sols étant impropres à toute autre plante.
Ils ont commencé à produire un vin qu’ils ont appelé Shizen (nature). Vins du monde va importer leurs premières cuvées. On le trouvera dès février 2008 sur les meilleures tables nippones de France.
L’UE a levé en janvier 2008 l’interdiction d’importation qui frappait les vins japonais jusqu’alors parce que 80% d’entre eux sont fabriqués à partir de moults ou de vins importés.
Le soir, Ernest Singer, dit Ernie, nous invita à dîner dans une auberge traditionnelle. Tout en dégustant un menu attestant de la finesse et de la subtilité de la gastronomie présente et passée japonaise, nous pûmes apprécier l’excellence de ce vin en devenir, très prometteur.
Enfin, on ne pouvait pas quitter le pays du Soleil levant sans rendre une visite à l’un des neufs Trois étoiles que compte désormais Tokyo, la ville la plus étoilée après Paris. Le dîner que nous servit, dans son petit et discret établissement qui se trouve dans le très chic et branché quartier de Ginza, Tooru Okuda, aussi cordial que talentueux, finit par nous convaincre que la grande cuisine nippone est une TRES GRANDE, mais très, très GRANDE cuisine.