Par Ricardo Uztarroz
C’est reparti comme en 40, toujours la même foule bon enfant, popu, sans chichis, papa, maman, les enfants, l’oncle, la tante, les cousins, les cousines, pépé, mémé, les copains, les copines, congé spécial accordé par le taulier, casse-croûte, camembert et saucisson, bouteille de rouge ou blanc, table dépliante, casquette en papier, chapeau de paille, espadrilles, ou orteils en éventail, sur les bords des routes pour voir passer le barnum cycliste de l’été, le 96ème depuis 1903.
Mais peut-on encore l’appeler tour de France quand le parcours d’environ 3.500 km en 21 étapes (et deux jours de repos), reste confiné au quart sud-est de l’Hexagone ? Quand il est parti de Monaco, la plus huppée des principautés, le plus épargné paradis fiscal, quand il a emprunté pour son prologue le circuit du Grand Prix de Formule 1, le plus mondain de tous les Grands Prix, quand il a fait étape à Andorre, autre principauté, également discret paradis fiscal, temple du négoce « free taxe » ? Quand il va faire une incursion en Suisse, pays où les comptes en banque bien garnis se trouvent bien au chaud ? Quand il délaisse l’aride traversée des Landes ? Quand il ignore la péninsule armoricaine, royaume de la Petite Reine ? Quand il snobe les pavés Ch’ti ? Quand il omet de faire un crochet du côté du Ballon d’Alsace ?
Les trois premiers Tours qui ne comptaient que six étapes (Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Paris) ne furent qu’une grande boucle autour du centre géographique de la France. Ce n’est qu’à partir de 1906, qu’il va justifier pleinement son appellation. Désormais, son tracé suit fidèlement le contour de nos frontières mais évite, bien entendu, de pénétrer en Alsace alors prussienne. En 1907 et 1908, le Tour s’était payé cependant le culot de faire un très court crochet en Lorraine, elle aussi sous domination germanique. Il attendra l’an 1919, la fin des hostilités, le retour de ces deux provinces dans le giron hexagonal, pour faire sa première visite à Strasbourg.
Jusqu’en 1929, la capitale de la choucroute, du jarret de porc et de la bière, aura droit à cet honneur patriotique. En revanche, Brest, à l’autre extrémité, ne sera amputé de la venue systématique des Géants de la route qu’en 1932 au profit de Strasbourg. Puis l’année suivante, ces deux étapes emblématiques seront crucifiées. C’est à compter de cette date que le Tour de France devient un concept mais surtout une marque déposée et non plus un authentique tour du pays à coups de pédales passant par les cinq angles de l’hexagone.
Encore « de France » ?
A sa reprise en 1947, après la Seconde guerre mondiale, il inaugure réellement son habitude de découcher chez les voisins en faisant étape à Bruxelles et à Luxembourg. Certes, en 1913, il avait inscrit Genève comme arrivée d’étape mais n’avait plus réitéré cette expérience jusqu’à son arrêt en 1939. En 1948, il va à Liège, fugue à Lausanne et San Remo. Dès cette seconde édition post-guerre, qui manifeste clairement sa velléité d’européanisation, le Tour s’annexe carrément la Belgique, grande terre vélocipédique, parsemée de Murs[1] à défaut de montagne, peuplée de Flahutes durs au mal, aux pavés, au vent et à la pluie, sprinteurs et finisseurs redoutables, à l’instar de Rick Van Loy, comme territoire national jusqu’en 1972, année où il ignore le Nord et ses corons. Et en 1954, c’est la grande transgression : il s’élance d’Amsterdam et ne pénètre en France que deux jours plus tard, à Lille. Dès lors, mérite-t-il encore d’être dit « de France » ?
Une décennie plus tard, la paix a été faite en Algérie mais la France se déchire une nouvelle fois. Elle est divisée en deux, presque au bord d’une guerre civile. Ce sont en effet les années de la rivalité Anquetil-Poulidor qui commencent. Deux conceptions de la course s’affrontent, deux visions du monde pourrait-on dire, deux France se regardent en chien de faïence, l’une urbaine et élégante, l’autre rurale et austère. Au bistrot, où on va voir l’arrivée du Tour à la télé en noir et blanc commentée par Robert Chapatte, on en vient presque aux mains quand on a forcé sur les chopines de blanc ou de rouge en vociférant ses encourageants pour l’un ou l’autre qui, bien entendu, ne pouvaient pas les entendre.
En France, De Gaulle est au pouvoir et Adenauer en Allemagne. C’est la grande politique de rapprochement que symbolisera la photo des deux hommes recueillis se tenant la main. Donc, le Tour, toujours au service des grandes causes, décide d’apporter sa contribution en choisissant en 1964 Fribourg-en-Brisgau pour étape. Cette première incursion outre-Rhin, c’est plus qu’un symbole. C’est un acte qui se veut fondateur d’une nouvelle amitié indéfectible entre les deux pays qui se sont fait trois guerres en moins d’un siècle (que gâchera des années plus tard un match de foot lors du Mondial en Espagne et où, au demeurant, plus de la moitié des Bleus avaient des patronymes hispaniques). L’année suivante, le Tour scelle par un coup de panache cette réconciliation en partant de Cologne.
Jusqu’en 1982, les escapades régulières en Belgique, aux Pays Bas et Allemagne seront la règle. En 1978, c’est au tour de l’Angleterre de s’intégrer à cette habitude, en 1991 celui de l’Espagne et en 1998 vient s’y joindre la lointaine Irlande. On a même parlé d’un possible départ de New York.
Est-ce que l’édition 2009, en se recroquevillant sur une portion congrue de l’Hexagone, marque-t-elle un revirement, la fin d’un expansionnisme territorial qui semblait boulimique ?
« Tout lu, tout bu »
Avant d’entrer dans le vif de notre propos, à savoir rafraîchir la mémoire de pas mal concernant le dopage qui scandalise aujourd’hui et sur lequel on a longtemps fermé les yeux, le Singe en hiver se doit de rendre un hommage appuyé à son putatif paternel, à savoir le regretté, irremplaçable chantre du Tour, le troubadour du boyau, poète de la pédale (aucune allusion sexuelle, convient-il de le préciser), le chroniqueur de la « crise annuelle de la bonne humeur »[2], celui qui a dit « Pour le Tour, j’ai la fête qui tourne », l’inventeur de la formule « la légende des cycles », celui qui a osé écrire « avec ton air de Brest » quand, une année, la Grande boucle prit son élan de cette ville la plus occidentale du continent, à savoir Antoine Blondin, celui qui a « tout bu, tout lu. »
De 1954 à 1982, il a suivi pour l’Equipe tous les Tours, hormis celui de 1958, soit un total de 27, toujours dans la voiture portant le «dossard 101 » qu’il avait baptisée « ma résidence secondaire », et publié 524 chroniques primesautières[3] dans les colonnes ce journal organisateur de l’épreuve, un vrai forçat de la plume lui qui se définissait comme l’écrivain parmi ses contemporains à l’œuvre la plus mince[4], écrites toutes à la main et non à la machine, sous l’empire d’un état éthylique permanent. On a dit de lui qu’il a été « le romancier le plus saoul de sa génération. » Les statistiques le concernant n’ont pas tenu la comptabilité de tout ce qu’il ingurgitait pendant que les autres pédalaient et absorbaient par différentes voies de leur côté d’autres produits que l’on a qualifiés de dopants. L’auteur de ces lignes, encore gamin mais lecteur assidu de l’Equipe garde le souvenir attendri de l’avoir vu le soir d’une étape à Saint-Nazaire, assis sur le siège arrière de la 203 Peugeot décapotable qui le véhiculait, en train de rédiger sa chronique. Quel beau métier, s’était-il dit le gamin qui a voulu être coureur et a fini journaliste. Bien que bourré à la clé, il paraît que Blondin pissait sa copie sans la moindre rature. Il avait pour principe de ne plus retirer un mot du moment qu’il était écrit.
Premier dopé et premier présumé mort
Enfin, pour en venir à l’objet de cette chronique, il faut rappeler que le premier dopé de l’histoire qui s’est fait coincer, c’est un nageur ; ça remonte à 1865 et ça s’est passé à Amsterdam. Le premier présumé décès imputable au dopage remonterait à 1896. Mais le fait n’est pas établi avec certitude.
Quinze jours après avoir disputé Bordeaux-Paris, le coureur gallois Arthur Linton meurt. D’abord, on a dit qu’il avait succombé à une fièvre typhoïde et, un peu plus tard, on a prétendu qu’il a été victime du mélange à base de morphine et de cocaïne qui lui aurait fait absorber pendant la course son soigneur. On a parlé aussi d’alcool tri méthyle. Le fait que le décès survienne deux semaines après laisse perplexe sur la cause réelle de sa mort. A propos du dopage, comme aucune autopsie n’a été pratiquée, on ne peut dire que : très probable mais pas totalement certain.
En tout cas, dès ses origines, le sport en général, et plus particulièrement le vélo à cause des efforts surhumains qu’il requiert, a été lié au dopage. A l’époque, le corps médical recommande à tous les sportifs de boire un très efficace stimulant, le vin Mariani. Ce «the popular french tonic », comme le qualifieront les Américains qui en raffoleront, aurait inspiré le créateur du Coca Cola.
Un verre de ce vin, et aussitôt, on avait une putain de pêche. En 1863, un préparateur en pharmacie d’origine corse Angelo Mariani a l’idée de faire macérer dans un corpulent bordeaux des feuilles de coca. Résultat, il obtient une décoction miraculeuse qui contient au moins 7mg de cocaïne par litre. Donc pas étonnant qu’il stimule.
Tout le monde en est friand et en redemande, Jules Verne, Thomas Edison, le Prince de Galles, le pape d’alors, Léon XIII qui ne se sépare jamais de sa divine fiole (il se fendra même d’une bulle adressée à l’inventeur du vin pour le féliciter ; sûr que Mariani s’est du coup retrouvé au paradis), mais surtout Emile Zola, l’homme du mémorable « J’accuse », écrira à son sujet : « Ce vin qui fait la vie, conserve la force à ceux qui la dépensent et la rend à ceux qui n’en ont plus. »
Dans le numéro du 25 mai 1899 de la revue La vie au grand air, une kyrielle de champions de l’époque y vont de leur éloge, Charles Charlemont, boxeur, Fernand Charron, pilote automobile et coureur cycliste, champion de France de demi-fond en 1891, le comte Justicien de Clary, tireur au pistolet et futur président du Comité olympique français, Gaston Rivierre ( avec deux r qui n’a rien à voir avec le Roger Rivière un seul r), vainqueur de trois Bordeaux-Paris, Alfred Tunmer, d’origine anglaise, champion de France de cross-country en 1898.
Finalement le vin Mariani sera interdit en France en 1910. On en ignore la raison. Mais ce n’est pas sûr que ce soit parce qu’il contenait de la cocaïne mais, ça pourrait bien être parce qu’il dénaturait le bordeaux. Il continuera à être longtemps encore commercialisé dans le reste de l’Europe et en Amérique du nord
Ce qui est sûr, c’est qu’à la fin du XIXème, à la naissance du sport, l’alcool et plus particulièrement, le vin a été à la base du dopage, toutes disciplines confondues. Dans le jargon sportif d’alors, on l’appelait le « brutal ». Vainqueur à neuf reprises du Bol d’or cycliste entre 1903 et 1919, Léon Gorget (le bien nommé) quand on lui demandait son secret répondait : « Moi, je ne marche qu’au brutal. »
Un genre littéraire
Notre intention n’est pas d’incriminer le vin, loin de là, et de crier haro sur les dopés bien que ceux-ci auraient mieux fait d’en rester au « brutal » au lieu de se piquer, de se transfuser, de servir ainsi de cobayes aux laboratoires. L’alcool n’est pas classé produit dopant parce qu’il ne viendrait pas à un champion l’idée de se charger à la bibine.
Cependant sa consommation demeure spécifiquement prohibée dans les sports suivants : aéronautique, automobilisme, motocyclisme, motonautisme, billard, boules, et pentathlon moderne à cause du tir. Si on peut comprendre pour ce dernier qu’on ne laisse pas une arme à feu entre les mains d’un individu bourré, on voit mal la raison de l’interdiction pour les autres. Vous voyez vous, un pilote de F1 ou des 24 heures du Mans qui se stimulerait au jaja et se présenterait au départ d’un pas incertain, titubant légèrement, bafouillant un tantinet, un acrobate aérien incapable de se hisser jusqu’au cockpit de son appareil. Vous voyez vous, un joueur de boules ou de billard ajuster son tir alors qu’il voit double.
Feindre de découvrir le dopage avec l’affaire dite Festina lors du Tour de 1998, comme le fit la presse dans son ensemble, c’est jouer les cuistres. C’était un secret de polichinelle, les coureurs ne s’en cachaient même pas comme l’atteste la richesse et l’éloquence de leur jargon à ce propos : se faire une fléchette, pisser violet ou épais, s’envoyer la topette, avoir les yeux de langouste, faire exploser la chaudière, faire le métier, saler la soupe, se charger, et pour désigner quelques dopants, le riri, le tintin, le tonton, la paloma blanca, etc…
Déjà dans un article publié le 27 juin 1924 dans le Petit Parisien, Albert Londres avait tout dit. Il raconte qu’Henri Pélissier déballe devant lui tout ce qu’il prend, cocaïne, trois boites de pilules différentes entre autres, pour tenir le coup en lui disant : « Le Tour, c’est un calvaire… nous marchons à la dynamite. » C’est oublier que la première descente de police dans les hôtels des coureurs pour un contrôle inopiné des urines de plusieurs d’entre eux et pour farfouiller dans les valises des soigneurs, dits les vampires dans le jargon, remonte à 1966. Parmi les contrôlés, il y avait Poupou*. L’année précédente, la France avait adopté une loi anti-dopage, premier pays à le faire. C’est ne pas se souvenir du décès de Tom Simpson en 1967. C’est omettre que Jean Bobet, le frère de Louison, l’intellectuel de la famille, licencié en anglais, lui aussi coureur, avait écrit dans l’Equipe que 1968 serait l’année d’un Tour enfin sans dopage.
Le dopage est aujourd’hui associé systématiquement au cyclisme, tout simplement parce que le dopage lui est consubstantiel. Et il lui est consubstantiel tout simplement parce que le vélo n’est pas un sport mais un genre littéraire. Le cyclisme n’a existé que par le récit qu’on en faisait. Dès les premières courses, il a donné dans la démesure : Paris-Brest et retour, Paris-Bordeaux, etc… A son origine, le Tour de France a été conçu comme une épopée vécue qu’on raconterait quotidiennement aux lecteurs de l’Auto, le journal organisateur. On le ferait rêver et s’extasier. Il découvrirait aussi la géographie de la France, toutes ces régions lointaines et exotiques pour l’époque. Alors pour tenir bon tout était bon. L’effort physique suscite la tentation du dopage.
Il ne faut pas croire pour autant, même s’ils n’étaient pas porteurs de cette part de rêve, d’exploits répétés, de drames, et de paysages lointains imaginés, que les autres sports en ont été exempts. Ainsi, au JO d’Atlanta, en athlétisme, 87% des sprinteurs souffraient d’asthme et prenait du subaltanol contre 65% des coureurs du Tour de France cette année-là. Le premier soupçonné de pratiquer la transfusion sanguine, pas interdite en ce temps, a été dans les années 70 le coureur de fond et marathonien finlandais Lasse Viren.
Le Singe en hiver ne peut pas terminer sa chronique sans rappeler cette anecdote incroyable et pourtant vraie qui montre qu’en matière de dopage l’imagination ne connaît pas de limite. Aux JO de Montréal de 1976, les nageurs et nageuses de l’Allemagne de l’est se faisaient, plus exactement on leur insufflait, parce qu’ils n’avaient certainement pas leur mot à dire, 1,8 litre d’air dans le gros intestin pour améliorer leur flottaison. Ce qu’on ne précise les tablettes des records, c’est si dans les derniers mètres ils lâchaient un énorme pet qui les propulsait comme un hors-bord à réaction.
[1] Côtes très raides et le plus souvent pavées.
[2] L’expressxion est de Régis Debray
[3] Rééditées en juin 2009, à la Table ronde, sous le titre sous le titre « Sur le Tour de France »
[4] Auteur de seulement cinq romans dont le Un singe en hiver, Table ronde, prix interallié 1959.
C’est reparti comme en 40, toujours la même foule bon enfant, popu, sans chichis, papa, maman, les enfants, l’oncle, la tante, les cousins, les cousines, pépé, mémé, les copains, les copines, congé spécial accordé par le taulier, casse-croûte, camembert et saucisson, bouteille de rouge ou blanc, table dépliante, casquette en papier, chapeau de paille, espadrilles, ou orteils en éventail, sur les bords des routes pour voir passer le barnum cycliste de l’été, le 96ème depuis 1903.
Mais peut-on encore l’appeler tour de France quand le parcours d’environ 3.500 km en 21 étapes (et deux jours de repos), reste confiné au quart sud-est de l’Hexagone ? Quand il est parti de Monaco, la plus huppée des principautés, le plus épargné paradis fiscal, quand il a emprunté pour son prologue le circuit du Grand Prix de Formule 1, le plus mondain de tous les Grands Prix, quand il a fait étape à Andorre, autre principauté, également discret paradis fiscal, temple du négoce « free taxe » ? Quand il va faire une incursion en Suisse, pays où les comptes en banque bien garnis se trouvent bien au chaud ? Quand il délaisse l’aride traversée des Landes ? Quand il ignore la péninsule armoricaine, royaume de la Petite Reine ? Quand il snobe les pavés Ch’ti ? Quand il omet de faire un crochet du côté du Ballon d’Alsace ?
Les trois premiers Tours qui ne comptaient que six étapes (Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Paris) ne furent qu’une grande boucle autour du centre géographique de la France. Ce n’est qu’à partir de 1906, qu’il va justifier pleinement son appellation. Désormais, son tracé suit fidèlement le contour de nos frontières mais évite, bien entendu, de pénétrer en Alsace alors prussienne. En 1907 et 1908, le Tour s’était payé cependant le culot de faire un très court crochet en Lorraine, elle aussi sous domination germanique. Il attendra l’an 1919, la fin des hostilités, le retour de ces deux provinces dans le giron hexagonal, pour faire sa première visite à Strasbourg.
Jusqu’en 1929, la capitale de la choucroute, du jarret de porc et de la bière, aura droit à cet honneur patriotique. En revanche, Brest, à l’autre extrémité, ne sera amputé de la venue systématique des Géants de la route qu’en 1932 au profit de Strasbourg. Puis l’année suivante, ces deux étapes emblématiques seront crucifiées. C’est à compter de cette date que le Tour de France devient un concept mais surtout une marque déposée et non plus un authentique tour du pays à coups de pédales passant par les cinq angles de l’hexagone.
Encore « de France » ?
A sa reprise en 1947, après la Seconde guerre mondiale, il inaugure réellement son habitude de découcher chez les voisins en faisant étape à Bruxelles et à Luxembourg. Certes, en 1913, il avait inscrit Genève comme arrivée d’étape mais n’avait plus réitéré cette expérience jusqu’à son arrêt en 1939. En 1948, il va à Liège, fugue à Lausanne et San Remo. Dès cette seconde édition post-guerre, qui manifeste clairement sa velléité d’européanisation, le Tour s’annexe carrément la Belgique, grande terre vélocipédique, parsemée de Murs[1] à défaut de montagne, peuplée de Flahutes durs au mal, aux pavés, au vent et à la pluie, sprinteurs et finisseurs redoutables, à l’instar de Rick Van Loy, comme territoire national jusqu’en 1972, année où il ignore le Nord et ses corons. Et en 1954, c’est la grande transgression : il s’élance d’Amsterdam et ne pénètre en France que deux jours plus tard, à Lille. Dès lors, mérite-t-il encore d’être dit « de France » ?
Une décennie plus tard, la paix a été faite en Algérie mais la France se déchire une nouvelle fois. Elle est divisée en deux, presque au bord d’une guerre civile. Ce sont en effet les années de la rivalité Anquetil-Poulidor qui commencent. Deux conceptions de la course s’affrontent, deux visions du monde pourrait-on dire, deux France se regardent en chien de faïence, l’une urbaine et élégante, l’autre rurale et austère. Au bistrot, où on va voir l’arrivée du Tour à la télé en noir et blanc commentée par Robert Chapatte, on en vient presque aux mains quand on a forcé sur les chopines de blanc ou de rouge en vociférant ses encourageants pour l’un ou l’autre qui, bien entendu, ne pouvaient pas les entendre.
En France, De Gaulle est au pouvoir et Adenauer en Allemagne. C’est la grande politique de rapprochement que symbolisera la photo des deux hommes recueillis se tenant la main. Donc, le Tour, toujours au service des grandes causes, décide d’apporter sa contribution en choisissant en 1964 Fribourg-en-Brisgau pour étape. Cette première incursion outre-Rhin, c’est plus qu’un symbole. C’est un acte qui se veut fondateur d’une nouvelle amitié indéfectible entre les deux pays qui se sont fait trois guerres en moins d’un siècle (que gâchera des années plus tard un match de foot lors du Mondial en Espagne et où, au demeurant, plus de la moitié des Bleus avaient des patronymes hispaniques). L’année suivante, le Tour scelle par un coup de panache cette réconciliation en partant de Cologne.
Jusqu’en 1982, les escapades régulières en Belgique, aux Pays Bas et Allemagne seront la règle. En 1978, c’est au tour de l’Angleterre de s’intégrer à cette habitude, en 1991 celui de l’Espagne et en 1998 vient s’y joindre la lointaine Irlande. On a même parlé d’un possible départ de New York.
Est-ce que l’édition 2009, en se recroquevillant sur une portion congrue de l’Hexagone, marque-t-elle un revirement, la fin d’un expansionnisme territorial qui semblait boulimique ?
« Tout lu, tout bu »
Avant d’entrer dans le vif de notre propos, à savoir rafraîchir la mémoire de pas mal concernant le dopage qui scandalise aujourd’hui et sur lequel on a longtemps fermé les yeux, le Singe en hiver se doit de rendre un hommage appuyé à son putatif paternel, à savoir le regretté, irremplaçable chantre du Tour, le troubadour du boyau, poète de la pédale (aucune allusion sexuelle, convient-il de le préciser), le chroniqueur de la « crise annuelle de la bonne humeur »[2], celui qui a dit « Pour le Tour, j’ai la fête qui tourne », l’inventeur de la formule « la légende des cycles », celui qui a osé écrire « avec ton air de Brest » quand, une année, la Grande boucle prit son élan de cette ville la plus occidentale du continent, à savoir Antoine Blondin, celui qui a « tout bu, tout lu. »
De 1954 à 1982, il a suivi pour l’Equipe tous les Tours, hormis celui de 1958, soit un total de 27, toujours dans la voiture portant le «dossard 101 » qu’il avait baptisée « ma résidence secondaire », et publié 524 chroniques primesautières[3] dans les colonnes ce journal organisateur de l’épreuve, un vrai forçat de la plume lui qui se définissait comme l’écrivain parmi ses contemporains à l’œuvre la plus mince[4], écrites toutes à la main et non à la machine, sous l’empire d’un état éthylique permanent. On a dit de lui qu’il a été « le romancier le plus saoul de sa génération. » Les statistiques le concernant n’ont pas tenu la comptabilité de tout ce qu’il ingurgitait pendant que les autres pédalaient et absorbaient par différentes voies de leur côté d’autres produits que l’on a qualifiés de dopants. L’auteur de ces lignes, encore gamin mais lecteur assidu de l’Equipe garde le souvenir attendri de l’avoir vu le soir d’une étape à Saint-Nazaire, assis sur le siège arrière de la 203 Peugeot décapotable qui le véhiculait, en train de rédiger sa chronique. Quel beau métier, s’était-il dit le gamin qui a voulu être coureur et a fini journaliste. Bien que bourré à la clé, il paraît que Blondin pissait sa copie sans la moindre rature. Il avait pour principe de ne plus retirer un mot du moment qu’il était écrit.
Premier dopé et premier présumé mort
Enfin, pour en venir à l’objet de cette chronique, il faut rappeler que le premier dopé de l’histoire qui s’est fait coincer, c’est un nageur ; ça remonte à 1865 et ça s’est passé à Amsterdam. Le premier présumé décès imputable au dopage remonterait à 1896. Mais le fait n’est pas établi avec certitude.
Quinze jours après avoir disputé Bordeaux-Paris, le coureur gallois Arthur Linton meurt. D’abord, on a dit qu’il avait succombé à une fièvre typhoïde et, un peu plus tard, on a prétendu qu’il a été victime du mélange à base de morphine et de cocaïne qui lui aurait fait absorber pendant la course son soigneur. On a parlé aussi d’alcool tri méthyle. Le fait que le décès survienne deux semaines après laisse perplexe sur la cause réelle de sa mort. A propos du dopage, comme aucune autopsie n’a été pratiquée, on ne peut dire que : très probable mais pas totalement certain.
En tout cas, dès ses origines, le sport en général, et plus particulièrement le vélo à cause des efforts surhumains qu’il requiert, a été lié au dopage. A l’époque, le corps médical recommande à tous les sportifs de boire un très efficace stimulant, le vin Mariani. Ce «the popular french tonic », comme le qualifieront les Américains qui en raffoleront, aurait inspiré le créateur du Coca Cola.
Un verre de ce vin, et aussitôt, on avait une putain de pêche. En 1863, un préparateur en pharmacie d’origine corse Angelo Mariani a l’idée de faire macérer dans un corpulent bordeaux des feuilles de coca. Résultat, il obtient une décoction miraculeuse qui contient au moins 7mg de cocaïne par litre. Donc pas étonnant qu’il stimule.
Tout le monde en est friand et en redemande, Jules Verne, Thomas Edison, le Prince de Galles, le pape d’alors, Léon XIII qui ne se sépare jamais de sa divine fiole (il se fendra même d’une bulle adressée à l’inventeur du vin pour le féliciter ; sûr que Mariani s’est du coup retrouvé au paradis), mais surtout Emile Zola, l’homme du mémorable « J’accuse », écrira à son sujet : « Ce vin qui fait la vie, conserve la force à ceux qui la dépensent et la rend à ceux qui n’en ont plus. »
Dans le numéro du 25 mai 1899 de la revue La vie au grand air, une kyrielle de champions de l’époque y vont de leur éloge, Charles Charlemont, boxeur, Fernand Charron, pilote automobile et coureur cycliste, champion de France de demi-fond en 1891, le comte Justicien de Clary, tireur au pistolet et futur président du Comité olympique français, Gaston Rivierre ( avec deux r qui n’a rien à voir avec le Roger Rivière un seul r), vainqueur de trois Bordeaux-Paris, Alfred Tunmer, d’origine anglaise, champion de France de cross-country en 1898.
Finalement le vin Mariani sera interdit en France en 1910. On en ignore la raison. Mais ce n’est pas sûr que ce soit parce qu’il contenait de la cocaïne mais, ça pourrait bien être parce qu’il dénaturait le bordeaux. Il continuera à être longtemps encore commercialisé dans le reste de l’Europe et en Amérique du nord
Ce qui est sûr, c’est qu’à la fin du XIXème, à la naissance du sport, l’alcool et plus particulièrement, le vin a été à la base du dopage, toutes disciplines confondues. Dans le jargon sportif d’alors, on l’appelait le « brutal ». Vainqueur à neuf reprises du Bol d’or cycliste entre 1903 et 1919, Léon Gorget (le bien nommé) quand on lui demandait son secret répondait : « Moi, je ne marche qu’au brutal. »
Un genre littéraire
Notre intention n’est pas d’incriminer le vin, loin de là, et de crier haro sur les dopés bien que ceux-ci auraient mieux fait d’en rester au « brutal » au lieu de se piquer, de se transfuser, de servir ainsi de cobayes aux laboratoires. L’alcool n’est pas classé produit dopant parce qu’il ne viendrait pas à un champion l’idée de se charger à la bibine.
Cependant sa consommation demeure spécifiquement prohibée dans les sports suivants : aéronautique, automobilisme, motocyclisme, motonautisme, billard, boules, et pentathlon moderne à cause du tir. Si on peut comprendre pour ce dernier qu’on ne laisse pas une arme à feu entre les mains d’un individu bourré, on voit mal la raison de l’interdiction pour les autres. Vous voyez vous, un pilote de F1 ou des 24 heures du Mans qui se stimulerait au jaja et se présenterait au départ d’un pas incertain, titubant légèrement, bafouillant un tantinet, un acrobate aérien incapable de se hisser jusqu’au cockpit de son appareil. Vous voyez vous, un joueur de boules ou de billard ajuster son tir alors qu’il voit double.
Feindre de découvrir le dopage avec l’affaire dite Festina lors du Tour de 1998, comme le fit la presse dans son ensemble, c’est jouer les cuistres. C’était un secret de polichinelle, les coureurs ne s’en cachaient même pas comme l’atteste la richesse et l’éloquence de leur jargon à ce propos : se faire une fléchette, pisser violet ou épais, s’envoyer la topette, avoir les yeux de langouste, faire exploser la chaudière, faire le métier, saler la soupe, se charger, et pour désigner quelques dopants, le riri, le tintin, le tonton, la paloma blanca, etc…
Déjà dans un article publié le 27 juin 1924 dans le Petit Parisien, Albert Londres avait tout dit. Il raconte qu’Henri Pélissier déballe devant lui tout ce qu’il prend, cocaïne, trois boites de pilules différentes entre autres, pour tenir le coup en lui disant : « Le Tour, c’est un calvaire… nous marchons à la dynamite. » C’est oublier que la première descente de police dans les hôtels des coureurs pour un contrôle inopiné des urines de plusieurs d’entre eux et pour farfouiller dans les valises des soigneurs, dits les vampires dans le jargon, remonte à 1966. Parmi les contrôlés, il y avait Poupou*. L’année précédente, la France avait adopté une loi anti-dopage, premier pays à le faire. C’est ne pas se souvenir du décès de Tom Simpson en 1967. C’est omettre que Jean Bobet, le frère de Louison, l’intellectuel de la famille, licencié en anglais, lui aussi coureur, avait écrit dans l’Equipe que 1968 serait l’année d’un Tour enfin sans dopage.
Le dopage est aujourd’hui associé systématiquement au cyclisme, tout simplement parce que le dopage lui est consubstantiel. Et il lui est consubstantiel tout simplement parce que le vélo n’est pas un sport mais un genre littéraire. Le cyclisme n’a existé que par le récit qu’on en faisait. Dès les premières courses, il a donné dans la démesure : Paris-Brest et retour, Paris-Bordeaux, etc… A son origine, le Tour de France a été conçu comme une épopée vécue qu’on raconterait quotidiennement aux lecteurs de l’Auto, le journal organisateur. On le ferait rêver et s’extasier. Il découvrirait aussi la géographie de la France, toutes ces régions lointaines et exotiques pour l’époque. Alors pour tenir bon tout était bon. L’effort physique suscite la tentation du dopage.
Il ne faut pas croire pour autant, même s’ils n’étaient pas porteurs de cette part de rêve, d’exploits répétés, de drames, et de paysages lointains imaginés, que les autres sports en ont été exempts. Ainsi, au JO d’Atlanta, en athlétisme, 87% des sprinteurs souffraient d’asthme et prenait du subaltanol contre 65% des coureurs du Tour de France cette année-là. Le premier soupçonné de pratiquer la transfusion sanguine, pas interdite en ce temps, a été dans les années 70 le coureur de fond et marathonien finlandais Lasse Viren.
Le Singe en hiver ne peut pas terminer sa chronique sans rappeler cette anecdote incroyable et pourtant vraie qui montre qu’en matière de dopage l’imagination ne connaît pas de limite. Aux JO de Montréal de 1976, les nageurs et nageuses de l’Allemagne de l’est se faisaient, plus exactement on leur insufflait, parce qu’ils n’avaient certainement pas leur mot à dire, 1,8 litre d’air dans le gros intestin pour améliorer leur flottaison. Ce qu’on ne précise les tablettes des records, c’est si dans les derniers mètres ils lâchaient un énorme pet qui les propulsait comme un hors-bord à réaction.
[1] Côtes très raides et le plus souvent pavées.
[2] L’expressxion est de Régis Debray
[3] Rééditées en juin 2009, à la Table ronde, sous le titre sous le titre « Sur le Tour de France »
[4] Auteur de seulement cinq romans dont le Un singe en hiver, Table ronde, prix interallié 1959.
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